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Trois souvenirs – Arnaud Desplechin : “Je finis toujours un film en combat contre moi-même”

Présenté à La Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes, le nouveau film d’Arnaud Desplechin sort en salles. Rencontre avec un cinéaste majeur de notre temps…

“Trois souvenirs de ma jeunesse” est un prequel sans être pour autant la reconstruction du passé de Paul Dédalus. Vous ne racontez pas comment ce personnage est devenu celui que l’on connait dans “Comment je me suis disputé…” Comment ce passé s’est révélé ?

Arnaud Desplechin : Tout a commencé par une énigme. Comment je me suis disputé… débute par cette phrase “Cela fait plus de 10 ans que Paul et Esther sont ensemble. Et cela fait plus de 10 ans qu’ils ne s’entendent pas.” Je me suis demandé “c’est quoi ces 10 ans ?” Avec le temps sont venues des scènes, très peu, une ou deux. Ce couple avec ce type déjà parisien et cette fille sentant encore la province et qui n’arrive pas à s’intégrer. J’avais cette curiosité liée au début de leur histoire d’amour. Le côté prequel servait donc à découvrir ce qui les avait lié au début. C’est quoi cette passion ? Pourquoi il élit cette fille, qui marquera sa vie, parmi les autres ? Il y a donc cette envie… et aussi celle de le faire pour des spectateurs qui n’ont pas vu Comment, qui n’en savent rien et ne le verront jamais parce que ce n’est pas leur génération. C’est très bien ainsi d’ailleurs. De ce point de vue-là, je n’ai pas un devoir de fidélité vis-à-vis du film matriciel.

“Trois souvenirs” est à la fois un “film somme” et un “film nouveau”. Vous passez en revue tout ce que vous avez fait auparavant et tentez des choses inédites…

Qu’il y ait des choses nouvelles, c’était inconscient… Ce n’est pas totalement vrai puisque c’est à ça que je travaille toute la journée. La nouveauté est passée par un chemin très fort. Après Jimmy P. où j’ai travaillé avec deux vedettes (ndlr : Benicio Del Toro et Mathieu Amalric) et après La Forêt, que j’ai fait pour Arte avec uniquement des comédiens vituoses de la Comédie Française, il y avait ce désir de faire un petit film avec des gens qui ne sont pas encore acteurs, pas expérimentés, avec qui j’ai plus de 30 ans de différence d’âge. Je me demandais si c’était possible, si j’avais encore la gnaque, les capacités morales, l’exactitude par rapport à moi-même pour pouvoir faire quelque chose avec des gens dont je suis très loin. Je me demandais aussi ce qu’on pouvait trouver en commun. C’était le moteur neuf, le désir que je poursuivais depuis longtemps. Et il n’y avait que là que je me sentais mûr. Après, quand je commence à faire un film, il y a toujours un corpus, comme un étudiant. Je mets tous les films que j’aime bien, pour des raisons obliques, ou droites, mais la plupart du temps obliques parce que c’est plus utile. La scénariste avec laquelle je travaillais, Julie Peyr, me dit alors que La Vie des Morts peut servir de référence pour l’enfance, La Sentinelle pour la Russie, Comment je me suis disputé pour le personnage d’Esther… J’ai essayé de ne pas me prendre au sérieux, de ne pas faire un hommage à moi-même (Rire) mais simplement de m’en servir comme je me sers de bouts d’autres films. Il y a comme l’idée d’une malle dans laquelle il y a quelques costumes, une douzaine de masques, une quinzaine d’accessoires que je connais, qui sont les miens et avec lequels j’essaie à chaque fois d’inventer quelque chose. Mais là c’est vrai qu’il y avait la conscience que j’allais dans une malle familière, qui est dans mon grenier, contenant des personnages avec lesquels j’avais déjà joué. Je devais inventer quelque chose de nouveau avec ça. Ainsi la phase de casting et le fait de travailler avec des jeunes gens sur des textes parfois difficiles à dire m’ont empli de trac.

Je me demandais si c’était possible, si j’avais encore la gnaque, les capacités morales, l’exactitude par rapport à moi-même pour pouvoir faire un film avec des gens dont je suis très loin.

Paul Dédalus, après “Comment je me suis disputé” et “Trois souvenirs”, demeure autant une réponse qu’une énigme. C’est qui ou c’est quoi Paul Dédalus ?

Au départ, c’est un personnage en combat contre lui-même. C’est le fondement. Il combat. Il combat sa mère. C’est un trait assez rare dans l’histoire des héros. Après il y a des choses que j’ai découvertes en écrivant, que je ne connaissais pas avant. Il a un côté vieux garçon que j’aime bien, une dimension absente d’un Ismaël Vuillard (ndlr : le personnage incarné par Mathieu Amalric dans Rois et Reine), d’où son côté un peu misogyne. Un autre trait se révèle un ressort de surprise quand j’écris Paul Dédalus, c’est à quel point il est prévisible. Je me dis qu’il va faire quelque chose et il le fait. Ce côté absurdement prévisible de Paul Dédalus, un peu à la Harry Langdon (ndlr : star du cinéma muet américain), me plait fortement. A l’origine, Dédalus vient du roman de James Joyce, (ndlr : Portrait de l’artiste en jeune homme, publié en 1916) et de cette transgression du personnage principal à la mort de sa mère. Il est un orphelin de mère, toujours en combat et qui, du fait de son rapport embarrassé aux femmes, s’en sort mal de sa vie amoureuse.

Paul Dédalus est un personnage fondamentalement en combat…

Le lien entre “Comment…” et “Trois souvenirs” n’en est que plus évident sous cette lumière. Plus généralement un dialogue se dessine entre vos films. “Jimmy P.” répond à “Esther Kahn”. “Un Conte de Noël” à “La Vie des morts”…

Je l’espère mais je ne m’en occupe jamais. J’ai même le devoir de ne pas m’en occuper. Et cela a justement été très frappant durant la phase de casting de Trois souvenirs. Une des principales questions était : recherche-t-on des comédiens ressemblants et qui doivent “imiter” Mathieu et Emmanuelle Devos ? Toutes choses que j’ai balayées finalement très vite. Autre question : fallait-il qu’ils voient au mois un film de moi ? Si oui, lequel ? Tout cela je me suis dit qu’il fallait s’en foutre. Ce sont des gens plus jeunes que tout cela. Après il y a quelque chose qui me tient très fort à cœur… Vous citiez un film qui n’est pas bien passé en salles, Esther Kahn. Il m’a valu des rencontres très singulières avec des gens  beaucoup plus jeunes et pendant des années, encore maintenant. Le film a marqué plutôt des jeunes femmes, de manière très forte, comme un portrait d’une forme de rébellion ou de refus, d’aspiration à être présent à soi-même. Cela m’est arrivé souvent qu’on vienne me voir pour me dire “J’ai vu Esther Kahn !” et moi, plein de surprise, m’étonnant que cette personne ait pu voir ce “vieux film”… Quand je finis un film, je le termine toujours en combat contre moi-même, ce genre de message provoque une forme de réconciliation en moi. Pour moi il n’y a pas plus précieux. Quand je fais mes films, je n’essaie pas de les faire pour beaucoup de gens, parce que je ne sais pas le faire. Il est évident que plus il y a de gens dans les salles, plus je suis content. Mais je ne me lève pas et je ne me couche pas en pensant à cela. Ce qui m’obsède, c’est de pouvoir faire des films pour quelques-uns et qu’ils puissent les toucher. Et à ce gens-là, je sacrifie tout, pour qu’ils en voient un, au cinéma ou par hasard à la télévision, et qu’il leur parle. Pour moi, le plus important est qu’ils puissent rentrer comme j’ai pu y rentrer, à 13-14 ans, avec des films improbables, qu’ils puissent voir un de mes films et qu’il compte. Cela a beaucoup plus d’importance pour moi qu’un jeu à l’intérieur de mes propres films. A cela je sacrifie tout. A ce plaisir-là.

Quand je finis un film, je le termine toujours en combat contre moi-même…

Vous parliez des films vus à 13-14 ans. Serge Daney, qui a compté aussi dans votre formation cinématographique, a déclaré qu’il ne s’était jamais remis d’avoir vu “Pickpocket” à 15 ans. De quel film ne vous êtes-vous jamais remis ?

Je pense à deux films. Les deux ont trait à la sexualité féminine. J’en ai vu un des deux à 10 ou 11 ans chez mes grands-parents à la télévision, parce que nous n’avions pas chez nous. C’était Pas de printemps pour Marnie en noir et blanc. J’ai revu les Hitchcock à la Cinémathèque. Marnie m’a scotché. Un peu plus tard mais toujours jeune, à 13 ou 14 ans il me semble, je suis allé voir Cris et Chuchotements. Ce film m’a collé au mur. Collé au mur. C’était extrêmement violent pour moi à cet âge et en même temps extrêmement attirant de faire partie de ce gynécée, d’être entre ces femmes, accepté dans leur intimité. Je voyais le monde adulte d’une façon… C’était la découverte d’un continent féminin très sexué et menaçant. Seul devant l’écran, dans le noir, devant Cris et Chuchotements, c’est… J’ai revu le film encore récemment d’une façon très noire, pessimiste. Mais aujourd’hui ce n’est pas mon Bergman préféré. J’aime beaucoup Une Passion. Cris a quelques petites faiblesses ici ou là, parfois il est tout petit peu trop méchant, mais quand même il m’a vraiment marqué. Ces murs rouges, je m’en souviendrai longtemps.

Vous parliez de “vieux film” en évoquant “Esther Kahn”. Pourtant le film n’a “que” 15 ans…

Le temps ne passe pas. Je parle de “vieux film” par rapport à la nouvelle génération. Pour moi, non. De manière générale, je ne revois pas mes films. Je ne les ai jamais vus en salles. Je n’ai pas de curiosité pour cela. Parfois on doit faire semblant dans les festivals, quand la lumière s’éteint, je fous le camp et je reviens discrètement à la fin. Je connais donc les dernières scènes… (Rire) J’ai tout de même revu Comment je me suis disputé… avant Trois souvenirs. Je me suis efforcé de le visionner sans le son pour être sûr de ne pas en être le spectateur. En le regardant, je me souvenais du positionnement de la caméra, de la fabrication de chaque plan, des jump cuts. Et chaque choix est logique. Le temps n’est absolument pas passé. J’ai fait ces films hier. Vraiment hier.

Vous avez justement dit à ce propos : “Je crois être un assez bon spectateur”. C’est quoi un “assez bon spectateur” ?

Cela change avec le temps, avec l’âge. Je crois être un assez bon spectateur parce que je suis extrêmement influençable. Beaucoup de gens ont un avis très péremptoire sur les films qu’ils voient. En peinture, vous pouvez difficilement me faire changer d’avis. Quand je n’aime pas une peinture, je ne l’aime pas. Vous me dites adorer un film que je n’ai pas aimé, tout de suite je me sens jaloux de vous. Vous avez sans doute vu quelque chose que je n’ai pas vu ! Revoir un film, me laisser influencer, écouter le bruissement de la salle, voir les attitudes des spectateurs, être attentif à plusieurs jugements… Je pense être un assez bon spectateur et assez bien occuper ma place. Je ne sais pas l’exprimer de manière intellectuelle mais je sens que c’est ma place, que je l’occupe pleinement et que je fais mon travail, un travail plein, je participe, je refuse. Je suis allé voir récemment Inherent Vice de Paul Thomas Anderson et je n’ai pas eu de plaisir lors de sa projection. Je suis allé le voir Rue de Rennes, dans une copie 70 mm, j’étais attentif, mais j’ai très vite été troublé par des façons de filmer plus maladroites que d’habitude. Je venais de revoir Magnolia peu de temps avant et il m’avait encore une fois ébloui. Même si on peut lui reprocher des petites choses, notamment son honnêteté, c’est une splendeur. Durant les 20 dernières minutes de son film, Paul Thomas Anderson paye toutes les dettes scénaristiques contractées envers nous. A chaque fois que je vois cela, je pense que c’est stupide. Il faut prendre l’argent et s’enfuir. Mais en même temps comment blâmer un réalisateur de s’en acquitter ? Concernant Inherent Vice, j’ai tout de suite appelé Jean Douchet pour savoir s’il l’avait vu… Même si je ne l’ai pas aimé, mais je demeure persuadé que c’est formidable. J’en ai aussi parlé à Quentin (ndlr : Quentin Dolmaire l’interprète de Paul Dédalus dans Trois souvenirs de ma jeunesse). Comme il est plus jeune, il a la rétine plus souple. Instantanément je suis plus à l’écoute, prêt à le revoir et à en comprendre la logique. Pour toutes ces raisons, je crois être un assez bon spectateur.

Vous avez également déclaré qu’il était dur d’habiter un film…

Le film de Paul Thomas Anderson est un film que je sais mal habiter. Je pourrais prétendre que je l’ai aimé parce que c’est chic d’apprécier PTA mais ce n’est pas vrai… There Will Be Blood, que j’ai cru ne pas aimer, est maintenant un film que je sais habiter entièrement. Je sais occuper tous ses trous, tous ses pleins, les choses qui me restent opaques, faire quelque chose avec toutes les images que je vois, les accepter pour ce qu’elles valent, leurs ambiguités. C’est comme une performance artistique ou sportive. Je ne sais pas encore le faire sur Inherent Vice, il est trop nouveau. Mais comme cela m’est arrivé souvent de revoir plusieurs fois les films d’Anderson avant d’en devenir fan, je ne panique pas ! J’ai dit à Quentin de me laisser un an et demi. (Rire)

Vous avez montré avant le tournage à l’équipe d'”Un Conte de Noël” le film “Seuls les anges ont des ailes” d’Howard Hawks. Pourquoi ce film en particulier ?

Tout le film est à l’image de la première scène. Un type rencontre une jeune femme dans le restaurant. Il la drague et, avant de prendre les commandes de son avion pour une livraison, il commande un steak et des pommes de terre. Malheureusement son avion s’écrase… Le steak commandé est récupéré par quelqu’un d’autre, devant les yeux de la jeune femme. La vitesse à laquelle les personnages vivent avec la mort et leur arrogance face à elle… Ils sont dans une situation de défi. Je trouvais cette idée intéressante pour Un Conte de Noël avec tous ces personnages face au cancer de Junon, à la mort, au danger. Je trouvais cela très utile.

Pour continuer dans cette thématique, souvent dans vos films vous montrez des films : “Drôle de frimousse” et “Les Dix Commandements” dans “Un Conte de Noël”, “Young Mr Lincoln” dans “Jimmy P”. Quels buts recherchez-vous dans ce processus ? Installer une atmosphère, inoculer un thème…

C’est au cas par cas mais, alors que c’est un interdit, cela me plaît que mes personnages regardent des films. C’est plus facile de les manipuler s’ils ne vont jamais au cinéma. Par contre cela ne me plairait pas qu’ils en pensent quelque chose. J’aime pouvoir me cacher derrière des films devant lesquels je suis à genoux. Je suis conscient qu’il s’agit là d’un péril, mais en même temps je trouve cela intéressant. Cela va vous sembler absurde mais je vais le comparer à un autre danger. Je trouve cela très difficile les couples avec enfants dans les films. Je préfère les comédies américaines classiques où les gens n’en ont pas. Mais lorsqu’on encombre un personnage avec un enfant et qu’on arrive à s’en sortir et à raconter son champ amoureux, c’est comme une victoire remportée face à la liberté. Faire qu’un personnage ait déjà vu un film, c’est une petite dimension en plus que je peux lui apporter par rapport au cinéma classique. Mais il y a aussi des citations qui sont des logiques du film. Dans Trois souvenis de ma jeunesse, c’est Massacre de Fort Apache de John Ford. Quand Paul dit “Je ne vois pas de quel droit tu ignoererais cette morale qui nous est enseigné, comme à moi par les films les plus populaires, les westerns, les films policiers, les mélodrames que nous regardions à la télévision quand nous étions enfants. Je ne vois pas de quel droit tu serais à ce point-là un ignorant.” Quand il dit cela à la fin, ça me plaît parce qu’on l’a vu regarder un western au début. Cela fait une logique dans le récit. Je trouvais cela “cavellien” (ndlr : du nom du philosophe américain Stanley Cavell).

A un certain âge, c’est bien de ne pas voir tous les films mais de laisser les jeunes nous montrer ceux que l’on pourrait rater.

Pour approfondir encore le “Desplechin spectateur”, vous allez voir le Paul Thomas Anderson, mais est-ce que vous allez “tout” voir ? Comme par exemple un “Fast & Furious 7″…

Non. Même si le fait qu’on m’ait dit que c’était un film émouvant m’a donné envie de le voir. J’ai vu le 1 et le 2 et je sais que ce n’est pas mon truc les “films de voitures”. Pourtant j’adore le film de Tarantino, Boulevard de la Mort, en version longue. La première partie, une des plus belles choses qu’il ait faites, m’enchante, d’autant que cela m’émeut fortement qu’il ait photographié lui-même ce film. La seconde partie, celle des cascades en voitures, m’ennuie un peu. J’ai eu mon permis très tard… Mais, si je ne vois pas tous les films, j’essaie de voir des choses variées. C’est quelque chose que j’ai appris de mon maître, de Jean Douchet : à un certain âge, c’est bien de ne pas tout voir, de laisser les jeunes nous indiquer, nous montrer ceux que l’on pourrait rater. Si mon neveu me dit de regarder Fast & Furious 7, je regarderai… Un de mes plus grands plaisirs cinéphiliques de l’année, c’est un film que je n’avais pas vu, ou plutôt cinq films : la série des Baby Cart (ndlr : les 5 premiers films de la série réalisés par Kenji Misumi). Je n’en suis toujours pas revenu, il y a une inventivité formelle de chaque instant, en tout cas pour les 2 premiers. Et si le 3 a des vertus, le 4ème est de toute beauté. Je vais vous raconter cette anecdote qui m’a beaucoup appris. J’avais 19 ans, j’étais à l’école de cinéma, très en colère contre la cinématographie de notre pays, comme c’est le cas partout à cet âge, même si c’est un trait plus affirmé encore en France. J’essayais de voir n’importe quoi… On avait donc des cours de cinéma avec Jean Douchet, et il y avait cet incroyable Nouvel Hollywood qui arrivait et qui était très peu connu par la critique. Vous parliez tout à l’heure de Serge Daney, il pouvait être parfois un spectateur très aveugle…

Il a justement reconnu être passé à côté de nombreux cinéastes par principe ou par oubli…

Oui, comme par exemple sur Coppola ou sur Scorsese, un cinéaste qu’il n’a d’ailleurs jamais réussi à attraper, comme beaucoup de cinéphiles de sa génération. La critique adulte ne reconnaissait pas encore ce Nouvel Hollywood qui nous faisait rêver. Un de nos camarades, un peu plus fortuné et pouvant ainsi se payer des imports, lui parle de Brian De Palma. Douchet rétorque qu’à son âge il n’a pas encore vu ses films. Cet ami lui prête donc des cassettes pour le week-end. Le lundi, Douchet arrive et déclare “Cette semaine et les suivantes, le nouveau cours est sur Brian De Palma !” C’est l’attitude d’un homme d’un certain âge reconnaissant qu’il est idiot ou triste, comme son ennemi  Rivette, d’aller voir tous les films. C’est singer la jeunesse. A un certain âge on ne sait tout simplement plus. Ce n’est pas très grave. Il faut se laisser enseigner par les jeunes gens pour pouvoir après les enseigner, c’est cette position morale-là que j’essaie d’occuper. Quand Rivette va voir Showgirls de Verhoeven et déclare que c’est ce qu’il a fait de plus admirable, je trouve cela sinistre. La position de Douchet, qui nous enseigne De Palma parce qu’il tombe amoureux de l’amour qu’on portait à De Palma, a plus de grandeur.

De votre discours transpire le fait que vous vous considérez déjà comme un “aîné”, alors que vous êtes encore un si jeune cinéaste…

C’est une responsabilité. Et pour instaurer un rapport créatif et droit avec les jeunes gens de Trois souvenirs, c’était aussi une difficulté morale et technique de travail.

J’aime l’idée que toutes les scènes ont déjà été filmées mais qu’on peut continuer malgré tout à habiter le cinéma.

Selon vous, dans le cinéma, ce sont toujours des thèmes communs qui reviennent sans cesse… mais nous sommes sans doute arrivés à une situation complètement absurde avec cette profusion de remakes, reboots et de suites.

On arrive sans doute à un moment où le cinéma se mord la queue. C’est vrai à Hollywood comme dans le système commercial français, qui n’en est pas très loin. Cela m’aide, j’en prends compte dans mon procédé de travail avec les différents collaborateurs avec lesquels j’ai pu travailler. Il faut qu’on me prouve et que je me prouve qu’une idée de film est bonne. Si aucun film n’a traité de ce concept, c’est peut-être aussi parce qu’il est mauvais. J’aime l’idée que toutes les scènes ont déjà été filmées mais qu’on peut continuer malgré tout à habiter le cinéma. Bergman disait que c’était dur de se lever et de faire un film après Dreyer ! J’ai souvent entendu à propos de Woody Allen, que je n’aimais pas dans mes jeunes années parce j’étais aveugle et pétri d’idéologie, qu’il était un cinéaste nettement moins bien que Bergman ! En fin de compte, je me suis aperçu que le cinéma a tout le temps été dans ce mouvement de déploration. Daney a aussi été victime de cette réflexion du “c’était mieux avant” et de son identification de la mort du cinéma à sa maladie. Cela a servi son écriture mais aussi lésé. Dès l’arrivée du son au cinéma, nombre de critiques ont déclaré que c’était foutu… au lieu de dire qu’il fallait justement en profiter ! Le cinéma va devenir de plus en plus impur, comme dirait Bazin, foutraque et imparfait. C’est très bien ainsi. Si cela débouche sur ce que Woody Allen a produit en 10 ans, c’est super ! Etre moins bien que Bergman et faire Zelig, Manhattan, Une autre femme, si c’est ça être “moins bien”… Il faut se réjouir plutôt que de déplorer.

A l’époque d'”Un Conte de Noël”, Hippolyte Girardot définissait vos personnages par leur dimension “héroïque” et donc leur nature forcément cinématographique.

Il y a tout d’abord une dimension morale liée à la volonté de raconter des personnages héroïques davantage que des veules. Ou alors il faut que leur veulerie atteigne une dimension héroïque. C’est une passion qui n’est pas de ma génération, mais de la Nouvelle Vague. Je n’ai pas un rapport facile à mon pays et sa cinématographie. J’ai gardé ce malaise ressenti dans ma jeunesse. On arrive donc dans un terrain qui est lourd, difficile, encombré, chargé et peu cinématographique. Si dans ce cadre on arrive à créer des personnages héroïques, c’est ce que je vais voir au cinéma d’abord. J’en ai peut-être raté, alors la jeunesse m’enseignera. L’émergence des super-héros au cinéma depuis la fin des années 90 a été très importante pour moi. J’ai appris beaucoup. Et j’englobe là-dedans des films qui pourraient vous sembler “moins super héros” comme Incassable et Million Dollar Baby. Le personnage de l’entraîneur lisant des comic books pendant que la fille, qui a un don inexplicable, se fait taper dessus… Tout cela m’a aussi aidé dans la dimension prequel de Trois souvenirs. A notre mesure extrêmement française, donc obligatoirement modeste en comparaison à l’admirable cinéma américain, Mathieu Amalric et moi avons un peu inventé un héros. Forcément ce n’est pas Spider-Man mais il sait faire deux ou trois trucs. Trois souvenirs, c’est l’enfance du super héros, ça m’amusait.

Trois souvenirs de ma jeunesse, c’est l’enfance du super héros Paul Dédalus.

Nous parlions de Serge Daney. Je vais citer un extrait publié tout d’abord dans Les Cahiers du Cinéma avant d’être repris dans son “Itinéraire d’un ciné-fils”: “On ne devient pas critique de cinéma. Ce n’est pas une vocation, à peine un métier (…) A l’époque où il y avait vraiment des critiques de cinéma, les rares qui ont compté un peu ont toujours eu un drôle d’itinéraire : ils avaient oublié de faire quelque chose d’autre et s’étaient trouvés plutôt à l’aise dans une position de médiateur, ou de transmetteur (…) L’amour du cinéma ne s’explique pas. On voit pleins de films, et donc on acquiert une culture. Il y a ceux qui gardent tout pour eux, y compris parmi les cinéphiles les plus sérieux. Il y a ceux qui font des films.”

De manière générale, je n’appelle pas cela “critique” mais “écrivain de cinéma”. Ce n’est pas une pose. Ensuite j’ai au moins deux contre-exemples de cette pensée de Daney. L’un est plus barthésien, l’autre moins. Très jeune homme, Emmanuel Burdeau désirait déjà devenir Bazin et non pas John Ford ou Xavier Beauvois. Il a quitté ses études pour devenir cela. A 18 ou 19 ans, il avait ce premier ciné-club, “Cinéma et Marxisme”, c’était totalement aberrant ! (Rire) Il n’y montrait que des films d’Eastwood… Je pense aussi à Thierry Chèze, qui ne voulait pas devenir Claude Sautet mais plutôt cet homme capable de décrire le jeu d’un acteur. Etre capable de cela c’est un autre talent. En France, de nombreux écrivains choisissant de ne pas devenir romanciers appliquent leur talent d’écriture à cet objet. Cette aspiration s’est révélée révélé très vite. Déjà à l’époque du cinéma muet, des écrivains français se sont consacrés au cinéma. C’est étrange et cela fait une race d’écrivains toute particulière, propre à ce pays, qui suscite mon écoute parfois attentive, parfois volatile. Et cela fait aussi de moi l'”assez bon spectateur” que je pense être. Ces grands esprits provoquent une espèce de bruissement qui fait qu’on habite un peu mieux un film. Croire ou ne pas croire un critique, ce n’est pas très important, c’est futile. Ce qui est important, c’est ce bruit heureux que font les adultes ensemble quand ils parlent des films alors que les films s’adressent à l’enfance. Cela m’enchante.

Le bruit heureux que les adultes font lorsqu’ils parlent des films m’enchante.

Sur la critique cinématographique en général, je vous trouve parfois déçu…

Non. Nous sommes dans une situation toujours compliquée. La crise de la presse est énorme. Peut-on écrire pareillement sur Internet ou sur un journal papier ? Je ne le crois pas. Pour autant il existe des petites revues qui se créent tout le temps et qui meurent. Et c’est normal. C’est comme en poésie, ce n’est pas grave du tout. Quand vous regardez les tirages des poètes, c’est dérisoire et ce sont pourtant eux qui ont le plus d’effet sur le monde. Vous pouvez le changer avec des revues, des fanzines. Pour autant la situation a un peu changé par rapport à ce qui existait quand je suis arrivé à Paris. Les Cahiers du Cinéma étaient alors beaucoup plus vendus. Personnellement je suis tenu à une distance parce que je fabrique moi-même des films et que je ne lis pas les textes qui concernent mes oeuvres. Je me l’interdis afin d’être libre. Et aussi pour être joyeux parce que cela pourrait me faire de la peine ! (Rire) Si je vois des mots blessants, je n’aurais plus de plaisir à lire ensuite. Concernant Internet, ma position a un peu évolué. Je n’en suis pas un lecteur friand. Mais je pense que peu à peu des écrivains sur Internet vont émerger. Jean-Michel Frodon, qui est un ami, était un des meilleurs écrivains de cinéma de sa génération. Il a écrit des textes éblouissants sur Eastwood. Depuis qu’il est sur Internet, ce n’est plus la même écriture. Elle est plus relâchée.

Dès votre premier film se dégage un concept cinématographique, proche de l'”inquiétante étrangeté”…

On va filmer quelque chose qui est banal et, si on l’a filmé correctement, que la caméra est au bon endroit, que la lumière est exacte, que le point de vue est juste… tout à coup cette chose qui dans la vie est terne se met à scintiller, parfois de façon menaçante, à scintiller de signification. C’est ce scintillement qui m’attire dans le cinéma.

Avant de se quitter, un ultime arrêt sur un des derniers plans de “La Vie des morts”…

Qu’est-ce qu’il est bien ce plan… (ndlr : à voir ci-dessus) Scénaristiquement c’était un cauchemar. Il fallait trouver cette image finale. Bernard Ballet y est formidable. On le voit se demander “Quels mots vais-je utiliser ?” C’était déchirant à tourner. Il se déroule juste avant qu’il se passe quelque chose, juste avant ce qu’il se passe dans d’autres films, avant ce qu’on connaît déjà. J’étais très fier de tourner ce plan-là.

C’est un des plus beaux et touchants plans de cinéma que j’ai jamais vus de ma vie.

Cela me touche vraiment, personnellement.

Propos recueillis par Thomas Destouches à Paris le jeudi 23 avril 2015

“Trois souvenirs de ma jeunesse” est en salles depuis le mercredi 20 mai :

Trois souvenirs de ma jeunesse Bande-annonce VF