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Les écrivains en leurs repaires

Son pied-à-terre dans les nuages?. Six heures. Il a déjà le stylo vagabond. Premiers plaisirs 😕 ouvrir les fenêtres, boire voluptueusement son café, aller chercher sa baguette, son Parisien, sourire en voyant un chien qui court, libre, avec sa ?laisse dans la gueule et surtout croquer d’une écriture affectueuse ses grands riens du matin. La première page est écrite accoudée au bar? de sa cuisine. La seconde dans le fauteuil moelleux de son salon. Chacune est? récompensée par un petit gâteau. Comme le personnage de son? quarantième roman Quelque chose en lui de Bartleby (Mercure de France), qui monte son blog antiaction.com, Philippe Delerme goûte le temps. Il rêve aussi? d’être à mercredi, le jour où il s’occupe de son petit-fils (celui de? Vincent Delerm). Plaisir entre les lignes.

Son «aréo-page». ?Dix heures, 15 heures ou 22 heures… vertige urbain du quartier des Olympiades dans le XIIIe arrondissement de Paris. Replié discrètement sur une marche, l’écivain offre à toute heure son Bic au vent, se laisse envahir par l’odeur impérieuse du Durian, fruit exotique venu d’Asie, et distraire par les centaines de gamins qui crient et jouent au ballon. Les petits carnets en Moleskine de cet ex-directeur de l’Alliance Française à Madagascar ne respirent que dans les grands espaces : hall d’immeubles, aéroports. Besoin du ciel pour écrire ses phrases irisées. Le roman de l’été (P.O.L) est d’ailleurs né de ce besoin irrépressible d’ailleurs : un homme souhaite percer une fenêtre dans le mur de son salon pour avoir la vue sur la mer. Nicolas Fargues a écrit son roman entre la Mauritanie, le Burkina Faso, Israël, l’Irlande mais aussi… Paris. Son regard bleu azur décolle toujours.

David Foenkinos. Son nid douillet. Neuf heures. Après avoir accompagné son fils à l’école comme tous les matins, il se presse un jus d’orange en admirant la Grande Bibliothèque, prend souvent un Doliprane pour enrayer son mal de tête, monte le chauffage, fait un petit tour sur face-book, met ses chaussons – il est très important pour lui de protéger ses extrêmités, toute sa sensibilité passe par là –et enfin… écrit. Une heure. Pas plus. David Foenkinos revendique son côté horloge suisse de la littérature. Le tic-tac est rassurant. Son septième roman, La Délicatesse (Gallimard) est pourtant «l’histoire d’une femme qui va être surprise par un homme. Réellement surprise». Flagrant délit de paradoxe…

Sa cellule dorée. A toute heure… il griffonne sur ses carnets gris souris. Parce qu’il n’y a pas d’heure pour l’ennui. Et n’importe où, y compris au volant – sauf qu’on lui a retiré son permis pour consommation de stupéfiants. A ces moments privilégiés où Frédéric Beigbeder, l’intello dans le vent, cesse de faire son numéro de claquettes, s’opère une étrange mutation. Muni de son feutre Pilote fétiche comme d’un pinceau, son geste se fait soudain doux et caressant, ses pieds, comme en villégiature, se glissent dans des espadrilles. Quelques bonbons Creola, un verre de vin à la rigueur pour se déshiniber et le tigre mondain se met à ronronner comme son chat, qui n’est jamais bien loin. Pour son dernier livre autobiographique, Un Roman Français (Grasset), le plus authentique, il s’est même surpris à pleurer. «Je est un autre», comme disait avec justesse le poète… ?

On lit des 1 001 nuits. ?Vingt-trois heures. Capucine, 5 ans, et Ethan, 3 ans, dorment comme des anges. L’auteure peut enfin s’appartenir. Odeur de musc des bougies, thé à la rose fumant et parfois petit verre de wisky comme une invitation au rêve. Dans son lit noir et or, telle une odalisque ?de Delacroix, elle s’alanguit en effleurant les touches de son ordinateur. Et déplie dans les draps froissés des histoires d’un autre temps comme celle d’Esther Vidal, juive alsacienne qui explore son idendité à travers les secrets ancestraux dans Sépharade (Albin Michel). Dans le silence de la nuit, Eliette Abécassis va chercher cette voix de contrice perdue qui l’enchante, la soigne de ses blessures d’enfant timide. Flux et reflux des mots. Comme une fascinante danse orientale.

Son chapiteau. Quatorze heures. Non. Le fils de Diane Kurys et Alexandre Arcady n’écrit pas la nuit en se droguant, buvant du wisky, faisant l’amour sans foi ni loi comme la génération d’adolescents de son premier roman, Mes Illusions Donnent sur la Cour (Fayard). Eventuellement quelques cigarettes, du rap dans les oreilles, une dose de Coca. Dans sa chambre de bonne, à côté du Flore, où Spider-Man côtoie une photo de la famille royale d’Angleterre, le jeune homme de 18 ans, domestique de drôles d’animaux qui lui rongent l’âme. Et distribue généreusement ses coups de fouet. Dix-huit heures. Le spectacle est fini. C’est l’heure de «Secret Story», son émission fétiche. Autre cirque.

Son bureau au 6e étage. ??Quatre heures du matin, Paris dort encore quand notre Stephen King français s’installe derrière son? ordinateur. Murs, rideaux, ici tout est blanc, comme une page vierge que ?vient éclabousser le sang de ses victimes imaginaires. Rituel immuable : un?e Thermos de thé, Ceylan, Kee Mum ou Yunnan, du fromage blanc 0 %, en tenue post?ado (vieux jean et tee-shirt used), pieds nus et musique classique ou rock ?industriel à fond dans les oreilles («un isolement supplémentaire»), il ne ?lâche pas son clavier jusqu’à 8 heures, se recouche, reprend de 10 heures à 13 heures et ?en fin d¹après-midi. Plus serial lover que killer, dans La Forêt des Mânes,? son huitième roman (Albin Michel), il s’est glissé dans la peau d’une? Parisienne «qui a des problèmes de mec, d’argent, de shopping et mise? beaucoup sur son look. Je connais très bien!»

Son café visionnaire. ?Huit heures. Bernard s’assied toujours à la même table. Le rituel est mathématique : porter un vêtement ample en coton qui ni ne frotte ni ne gratte. Ensuite, boire un crème sans trop de mousse – Fabien, le patron connaît le bon dosage. Enfin, se laisser envahir par les notes puissantes de Nabucco, un opéra de Verdi, sur son mp3. Onze heures trente : transe atteinte. Bernard n’est plus Werber, il n’entend plus, mais voit. L’inconnue qui passe devant sa table est sa nouvelle héroïne, il le sait. Le Miroir de Cassandre (Albin Michel), l’histoire d’une jeune fille de dix-sept ans qui voit en rêve le futur est née là. Dans un présent simple.

Sa bulle marine. ?Minuit. PPDA est à la proue de son bureau. Il jette sur la page blanche son? encre violette, le dos un peu vouté, comme pour s’excuser de tant de? violence, une bouteille d’eau à portée de main pour noyer sa hâte.? Pendant la houle, des figures de femmes veillent, à gauche de son antre un encrier ?dessiné par Sarah Bernardt, à droite, une sculpture de Camille Claudel. Le? démon et l’ange, à moins que cela ne soit l’inverse. Comme Violette, l’héroïne dangeureuse de son nouveau roman Fragments d’une Femme Perdue (Grasset). PPDA jette soudain un œil sur la montre de Proust – qu’il a acquise avec ses indemnités de départ de TF1 – c’est déjà le petit matin ferme. L’écrivain accoste à regret. ???

Ils sont tout beaux, tout chauds et ne demandent qu’à être dévorés les quatre cent trente romans français qui sortent d’ici fin octobre, vont faire « mâle ». Car en cette rentrée 2009, la surprise se décline plutôt au masculin. Ainsi Grasset et Flammarion ne publient que des hommes. Et même si l’incontournable Amélie Nothomb nous livre sa fantaisie littéraire annuelle, son Voyage d’hiver (Albin Michel) ne déplace pas vraiment les nuages. Le choc vient d’ailleurs. D’un petit toit de Paris, où Philippe Delerme défend un étonnant art de vivre au ralenti avec Quelque chose de Bartleby, d’une plage de Guéthary en 1972, où Frédéric Beigbeder, pour la première fois en vingt ans, se laisse emporter par une lame d’enfance. Sans oublier son petit frère littéraire, Sacha Sperling, dix-huit ans, qui déverse dans son premier roman ses désillusions chics et trash. Gala a décidé de débusquer ces animaux rares et sauvages dans leurs repaires. A l’ère de twitter où la parole navigue à la vitesse de l’éclair, l’atelier d’écriture, lui, préserve, intact, ses secrets. Comme au temps où Flaubert jetait ses phrases en pâture au «gueuloir», Lord Byron buvait ses sept litres d’eau, nos écrivains ont leurs alcôves version 2009 et leurs jolis rituels. Il suffit d’entrouvrir discrètement la porte pour prendre leurs pouls qui bat la chamade. Parfois avec humour, toujours avec amour.

Dossier réalisé par Emmanuelle Pavon-Dufaure

Gala, septembre 2009