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Raymond Depardon: pour Les Habitants, “il fallait faire confiance à l’être humain.”

Dans Les Habitants, le réalisateur d’Urgences, 10e chambre – Instants d’audience et Délits flagrants est allé à la rencontre des Français, du Nord au Sud, d’Est en Ouest avec sa caméra et sa caravane. Le film sort ce mercredi 27 avril en salles.

AlloCiné : En 2004, vous aviez débuté un tour de France et réalisé des photographies tout au long de votre périple. Ce voyage avait donné naissance au documentaire “Journal de France”. Votre nouveau film “Les Habitants” est-il né à cette période ?

Raymond Depardon : Oui bien évidemment. Les Habitants est né de cette expérience photographique menée de 2004 à 2010. J’avais eu le temps de faire beaucoup d’observations mais je me rendais compte en même temps que je ne pouvais pas vraiment photographier les Français comme je le voulais. Cela passait beaucoup par la pose alors j’étais alors dans une autre dynamique. J’entendais les gens autour de moi qui parlaient, qui discutaient. Je me disais que je devais aller vers eux. Mais pour cela, il fallait avoir des questions à leur poser. Mais quelles questions ? Et la question c’est très bien mais je m’en méfie. Et pourtant cette question est centrale. Je me suis rendu compte qu’il fallait en réalité tout simplement les écouter, écouter leurs conversations. Je me suis dit aussi que je ne pouvais pas faire cela n’importe où. D’où l’idée d’une petite caravane un peu modeste, où les gens se sentiraient facilement à l’aise, et que l’on pourrait poser sur les trottoirs. C’est comme ça qu’est né Les Habitants. Le film est né aussi à la suite des événements de janvier 2015 (ndlr: les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo). Je devais alors repartir pour un 3ème repérage au Tchad. Mais j’ai réalisé que je ne pouvais pas filmer là-bas: il fallait que je filme en France. Mais je ne voulais pas aller en “première ligne”, “en ricochet”. Il fallait aller voir ce qu’il se passe en France. Et à ma grande surprise, les gens ne lisent pas les éditos des grands journaux économiques. Ils s’en fichent ! Ils racontent des choses de leur vie et de leurs préoccupations : le lien familial, la solitude… Par ailleurs, j’ai sélectionné des villes moyennes, dont on ne parle pas encore trop. Ce ne sont pas des villages, ce n’est pas le monde rural, ce n’est pas le périurbain non plus. Mais les gens qui y habitent ont plus le temps, ils peuvent perdre une demi-heure pour discuter avec un ami, une copine. Nous, on a un peu perdu cette possibilité. Cela me semblait intéressant. Et puis ces villes sont réparties sur le territoire, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Je voulais aller voir ces gens-là. Il fallait faire confiance à l’être humain. L’Humain a souvent des ressources qui nous surprennent. Parfois surgit un moment magnifique. On n’est pas dans le théâtre, le cinéma ou la littérature. C’est autre chose…

Il fallait faire confiance à l’être humain.

Vous avez décidé de faire ce film après les attentats de janvier 2015, notamment, contre Charlie Hebdo. A quel point aurait-il été différent, selon vous, si vous aviez filmé après les terribles événements de novembre dernier ?

Oui peut-être… Sans doute faudrait-il refaire un film… La portée des attentats de novembre est sans doute plus “universelle”, elle touche les gens en terrasses, une façon de vivre aussi. Que ce soit à Tarbes, Saint-Nazaire ou Paris, ces horreurs pourraient arriver. Il faudrait y retourner…

De votre précédent documentaire, “Journal de France”, émergeait au final une vision plutôt sombre du pays. Comment ressentez-vous la France avec “Les Habitants” ?

Il y a une prise de conscience. Les gens n’attendent plus rien, ou plutôt ils n’espèrent plus un sauveur. Ils savent que ce n’est pas en changeant la cravate d’un président que l’on change profondément les choses. Il faut autre chose, je ne sais pas si cela doit passer par le mouvement Nuit Debout ou Podemos. Il y a une rupture… La photo officielle de François Hollande, ce cliché que j’ai réalisé, se trouve dans 36000 mairies. C’est impressionnant. Et en même temps cela m’a interrogé. Je me suis demandé comment je devais répondre à cette photo… J’en avais parlé avec Hollande lorsque je lui ai donné une photo de Bédarieux, une ville de l’Hérault. Je lui avais dit qu’on ne devait pas abandonner aux extrêmes ces territoires. Il faut y aller. Il y a quelque chose d’assez moderne dans ces villes-là. Elles s’ouvrent après avoir dormi trop longtemps. Sans doute plus que les banlieues, elles ont trinqué, elles ma paraissent plus abandonnées aussi. Je le sais : j’habite en banlieue. En 2004, lorsque j’ai commencé ce tour de France, j’étais effondré. Personne autour de moi ne comprenait vraiment pourquoi. Et là c’est presque le contraire. Tout ne va pas mieux mais il y a une prise de conscience. Et cela vaut tout l’or du monde.

Tout ne va pas mieux en France mais il y a une prise de conscience. Et cela vaut tout l’or du monde.

Avez-vous été étonné que la politique occupe finalement peu de place dans les discussions des “Habitants” ?

Oui j’étais étonné. Je pensais qu’ils allaient tous me taper dessus ou plutôt qu’ils allaient parler de leurs élus ou du Président de la République.

Il y a un élément du dispositif que vous avez imaginé pour ce film dont on parle assez peu. Les passants sont installés dans cette caravane, assis de part et d’autre d’une table et il y a cette vitre ouverte sur la ville derrière eux.

Je ne demandais l’autorisation de tournage qu’au dernier moment. J’ai bien fait ! Tout le monde a été très gentil, dans toutes les villes, quelle que soit l’inclination politique du lieu. J’ai vite pris conscience de l’importance de l’endroit où je plaçais cette caravane. Effectivement, la vie doit se dérouler derrière cette vitre. S’il y a un mariage au même moment, on doit le voir. Cela montre la vie et cela peut aussi créer des situations amusantes ou étonnantes par rapport au discours des personnes dans la caravane. C’est aussi pour cela que j’ai pris une vieille caravane d’ailleurs. Lorsque j’ai vu les nouveaux modèles, j’ai remarqué qu’elles sont beaucoup plus massives, bombées, les fenêtres sont teintées. Dans les années 60, et ma caravane provient de cette époque, c’était le début des Trente Glorieuses, on privilégiait la transparence, le formica… Je l’ai gardé dans cet aspect aussi pour que les gens se sentent à l’aise et non pas impressionnés par un grand van. Mais il est vrai que j’essayais toujours, dans la mesure du possible, de placer ma caravane dans des lieux de vie.

Ces passants, d’une certaine manière, deviennent témoins de leur propre vie et de leur environnement en étant derrière cette vitre…

Il aurait été catastrophique d’avoir un décor “faux” ou fabriqué. Photographier des Quechuas au Pérou devant une toile n’a plus de sens, même si cela provient d’une tradition photographique précise. J’avais envie de circulation et d’activité derrière les intervenants.

La toute première scène du film est, à mes yeux, significative. On y suit cette caravane rouler lentement sur une route de France. On entend votre voix expliquer le dispositif et vos intentions. Mais surtout : on prend son temps. En clair : vous allez prendre et laisser du temps à ces “Habitants”…

J’ai remarqué qu’il y a deux méthodes pour démarrer un film : en mettre plein les yeux aux gens ou proposer un premier plan zen. Le film démarre sur quelques séquences calmes et douces pour introduire l’écoute. L’écoute prend son temps et n’a rien à voir avec l’image. Je le sais d’autant plus que je ne suis pas un “écouteur” ! C’est même quelque que je découvre depuis peu. (rires) Les Habitants prend son temps, on n’est pas au journal télévisé… Après on peut accélérer, mais il faut que l’écoute soit là. Et la musique d’Alexandre Desplat aide forcément à cet instant précis.

L’écoute prend son temps et n’a rien à voir avec l’image.

Vous prenez votre temps mais le film ne fait “que” 1h24. Il est pourtant extrêmement ambitieux dans les thèmes, les très nombreux thèmes abordés. Il y a de la matière pour une série documentaire…

On ne va peut-être pas continuer sous cette même forme, avec une caravane, mais on va continuer. J’ai un projet justement, mais je ne peux pas trop en parler. Notamment parce que je n’ai pas encore toutes les autorisations ! (rires) Mais je vais continuer à filmer les Français. Et Les Habitants est un film important pour moi aussi parce que là je quitte les institutions. Je ne filme pas de policiers, de psychiatres ou de juges comme j’ai pu le faire dans Urgences, 10e chambre – Instants d’audience ou Délits flagrants. Cela m’a rassuré également et c’est pour cela que je sais qu’il faut vite aller faire d’autres films. J’ai hâte !

Avec “Les Habitants”, vous avez une multitude de sujets à développer justement…

Ce film, c’est 26 petits sujets à propos de la France d’aujourd’hui en effet. Durant le tournage, on a fait attention à bien varier les intervenants: des vieux, des jeunes, des parents, une maman avec son fils… afin d’avoir la plus grande variété possible de Français. C’est aussi pour cela que nous sommes allés dans des villes moyennes du pays : tout le monde s’y côtoie, des P-DG comme des ouvriers. Cela permettait d’avoir cette variété. Il était important pour moi d’avoir une écoute féminine du film: le travail de ma monteuse, Pauline Gaillard, a été déterminant.

Propos recueillis par Thomas Destouches à Paris le 20 avril 2016

“Les Habitants”, en salles depuis ce mercredi 27 avril :

Les Habitants Bande-annonce VF